Dans cette remontée verticale vers l'Europe, la différence climatologique entre les deux hémisphères est criante. Les vents de Sud qui soufflent depuis Bonne Espérance et le courant Benguela qui l'accompagne en longeant les cotes africaines ont maintenu une température basse et une atmosphère humide jusqu'au 19ème Sud, soit à la latitude de la frontière entre la Namibie et l'Angola. Ils font l'affaire des albatros et des phoques qui y trouvent non seulement des températures à leur convenance mais aussi de la nourriture en abondance. Cette atmosphère hivernale est amplifiée par un ciel sans complaisance qui nous oblige à garder vêtements polaires et cirés malgré ces latitudes tropicales. En effet les brouillards qui se développent le long de la cote namibienne, par contraste entre l'eau froide et le désert chaud sur une distance de 300km, se transforment en nuages stratiformes et sont poussés vers l'Ouest en s'accumulant par plaques successives sur près de 4000km. Ils recouvrent l'Atlantique Sud d'un ciel gris uniforme ne laissant aucune chance aux rayons solaires d'atteindre les cockpits de G13 ou les douches s'impatientent.
A ces latitudes, côté Nord, y compris en hiver, nous serions accablés de chaleur, poussés par un alizé chaud d'origine saharienne et un ciel agrémenté de petits cumulus blancs appréciés pour leurs ombres. Un sacré contraste.
L'alizé établi modérément nous pousse gentiment vers l'équateur et la houle venue du grand sud a fini par mourir laissant la place à une mer calme, presque lisse.
Cette partie Nord de l'Atlantique Sud est un semi désert. Les échanges maritimes entre l'Afrique et l'Amérique du sud étant rares, nous n'avons croisé aucun bateau depuis les cotes Sud Africaines.
C'est pourquoi, ce matin, l'annonce par David d'un petit cargo à l‘horizon rompt la monotonie du quart de veille et marque l'événement de la matinée. Je me précipite sur l'écran de l'ordinateur et après vérification sur notre système AIS, sorte de détecteur radio qui permet d'identifier, de positionner et de suivre la trajectoire des navires de commerce dans un rayon de 50 Km, il s'agit du « Général Blazhevich ». Sa trajectoire vers le Sud Ouest est sans équivoque : il file vers l'Ile de St Hélène, un caillou perdu au milieu de l'océan, de 900 mètres de hauteur et grand comme Belle Ile en mer. La carte nous apprend qu'il n'y a pas d'aéroport et donc que ce petit ravitailleur d'une cinquantaine de mètres est le seul moyen de liaison concret avec le continent le plus proche, l'Afrique, distant quand même de 2000 kilomètres. Avec ses deux petits mâtereaux de débarquement, sa coque un peu rouillée et son allure un peu veillotte, le « Général Blazhevitch» tangue juste devant nous, à quelques encablures. Il donne l'impression de prendre son temps. Que transporte-il ? Nourriture, matériaux de construction, bouteilles de gaz, quelques visiteurs fous ou d'autres qui reviennent au pays ? Passera t-il par l'île de l‘Ascension, 1400 Km plus nord, pour terminer sa tournée ? Par déduction et quelques connaissances, nous imaginons cette micro société du bout du monde, recroquevillée sur elle-même, ou chaque passage du « Général » reste un événement majeur. Comment peut-on vivre dans un endroit aussi isolé sans y être né ? De quoi vivent ses habitants ? Et puis, qui est ce Général Blazhevitch ?
Nos routes divergent vite et bientôt la silhouette du « Général » s'efface à l‘horizon.
En filant vers l'équateur, nous passons 300 Km dans le nord de cette île mystérieuse qui ne restera qu'un point de repère sur la carte. Nous garderons précieusement dans nos mémoires la vision furtive de son messager des océans, son trait d'union avec le reste du monde. L'alchimie d'une rencontre.
Dominic Vittet