En quittant le havre de paix de Port Elisabeth le 1er septembre, après 36 heures d'attente sous mât seul, le bateau était blanc de sel. L'eau, pulvérisée par les violentes rafales du dimanche 31 août, avait déposé ses cristaux de sodium par couches successives sur l'intégralité du pont, grippant tous les roulements et raidissant tous les bouts. Il nous a fallu rincer à l'eau douce chariot de grand voile et rails de foc, avant de hisser les voiles et de repartir à l'assaut du cap des Aiguilles dans des vents raisonnables et une houle résiduelle imposante. L'hiver étant là, une nouvelle dépression nous attendait sur la route, forte mais « praticable » avec seulement des vents de 50 nœuds, avant une rotation au sud-ouest synonyme de route directe vers l'Atlantique. La météo n'a pas menti …
Mardi, dans l'après midi, réduisant la toile jusqu'à son minimum, grand voile à trois ris et sans foc, nous affrontions un vent de plus en plus dur, creusant une houle de 7 mètres de hauteur et décapitant les crêtes des vagues dans des bourrasques de plus de 50 nœuds.
Dans ces montagnes russes, notre Gitana 13 n'était pas à la fête. La vitesse fut réduite à son maximum en attendant que la bascule de vent nous permette de faire route vers l'Ouest, bâbord amure, travers à la lame. Sous l'œil amusé des damiers du cap et autres puffins qui virevoltaient dans notre sillage, les vagues méchantes se succédèrent, transformant notre « petit » navire de 33 mètres en un bouchon dérisoire. L'une d'elles, plus creuse, plus verticale, plus haute, ne laissa aucune chance au barreur. Dans une ascension impressionnante, elle souleva les deux étraves vers le ciel. Pressentant l'exceptionnel, chacun eu juste le temps d'assurer ses appuis, d'agripper ses deux mains et de contracter tous ses muscles. Dans un silence crispé, l'état d'apesanteur dura une seconde ou deux. La chute fut sans fin. La scélérate ne laissa derrière elle qu'un trou béant de 7 ou 8 mètres… dans lequel les étraves s'écrasèrent dans un boucan épouvantable ! Ca fait mal. Trop mal pour que notre solide pur sang ne sorte indemne de ce match de boxe inégal.
Lionel, qui connaît par cœur son animal, s'inquiète, enfile son ciré et scrute, de son œil de constructeur, les talons d'Achille de la « carcasse » malmenée. Bien vu ! Une fissure de 80 cm sur le pont, au ras de la poutre centrale ne peut lui échapper. Changement de programme.
Après expertise, nous étudions toutes les solutions : retour Port Elisabeth ou progresser jusqu'à la Ville du Cap pour réparer ? Dans leur infinie pudeur, les gars n'osent rien dire… Ou presque. La boutade remplace l'immense déception : « on va enfin voir les girafes et racheter de la confiture ! » Les quarts, jusque là réglés comme des horloges, se désorganisent et papotent sous les casquettes.
En attendant, les flots sont en furie. Et dans la nuit, tenir dans la couchette relève d'un exploit permanent. « Demain il fera jour et la mer s'apaisera » !
Hier matin, après 16 heures de cape, nous relançons la machine à petite vitesse. La mer se fatigue enfin et le vent perd de son souffle. La blessure révèle tous ses détails à la lumière du jour et la nuit qui a porté conseil chasse les scénarios les plus noirs. Ca chuchote maintes solutions mais Lionel, que rien n'arrête, a la sienne : « on passe le cap et on répare en mer ! »
Dans les coursives, l'espoir renaît ; car s'arrêter équivaut à une disqualification et à une fin de parcours en … convoyage. Peu excitant pour les mangeurs d'écoutes que nous sommes. Notre record ne tient donc plus qu'à un fil, à une audace : un défi technique pour doigts en or.
Pour gagner une course, il faut déjà la finir…
Dominic Vittet