Comme le Horn, le cap de Bonne Espérance se mérite ; surtout en hiver et à l'encontre des vents et des courants dominants. Depuis trois jours, faisant route vers le Sud Ouest, nous n'avons cessé d'enchaîner les bascules de vent générées par les petites dépressions qui se détachent à un rythme rapide du continent africain. Tantôt un Nord puissant et ensoleillé quand l'avant des petites perturbations se marie avec les descentes d'alizé indien. Tantôt un Sud gris et froid à l'arrière de ces petits phénomènes, quand ils aspirent l'air humide des 40èmes. Pas de quart tranquille dans ces conditions. Les manœuvres n'ont cessé trois jours durant, faisant défiler l'intégralité de la garde-robe du bateau. Ca râle un peu quand les manipulations des énormes voiles trempées remplacent les quarts de sommeil. Ca ronchonne franchement quand cette mer désorganisée par des rotations incessantes se cabre et devient cassante. Surtout quand le courant des aiguilles de 4 à 5 nœuds s'oppose aux vents de Sud et à la houle des 40èmes qui remonte vers Madagascar. A cette latitude, les contrastes de cet Océan grand ouvert sur le Sud sont parfois saisissants. Hiver ou Alizé ? L'équipage a du mal à trouver la bonne tenue vestimentaire, tandis que les albatros flirtent avec les énormes poissons volants qui s'écrasent sur le filet… Etonnant !
Hier soir, en atterrissant à 3 milles de la côte sud africaine, le vent et la mer se sont calmés quelques heures dans un silence rare. Pendant que certains, ceux qui ne crient plus « terre ! » comme autrefois mais « réseau ! », se sont jetés sur leur mobile, le reste de l'équipage s'est réuni sur le pont, savourant ce moment sec et paisible. Ce fut aussi l'occasion des derniers échanges avant d'affronter la tempête. En effet, après moult réflexions avec Lionel et Sylvain, notre routeur, et après avoir soupesé longuement tous les arguments techniques, météorologiques et échangé les expériences des uns et des autres, nous avons décidé de gagner Algoa Bay (la baie des Aiguilles), devant Port Elisabeth pour encaisser le très méchant coup de vent annoncé. Il faut dire qu'à regarder attentivement cette côte africaine, les abris ne sont pas légion. Hormis la baie du Cap à l'Ouest et celle de Maputo au nord, ce continent ne présente absolument aucun abri digne de ce nom sur plus de 2000 kilomètres … excepté Algoa Bay !
De là, non seulement nous pensons être suffisamment abrité de la mer et du vent pour rester manœuvrant, mais nous ne sommes plus qu'à 300 milles de l'Atlantique. Une fenêtre météo de 24 ou 36 heures suffirait pour franchir le cap des Aiguilles et filer vers l'équateur. Sinon, pour éviter les creux de 10 mètres modelées par des vents de 50 nœuds et leurs rafales de 65 nœuds, il aurait fallu fuir vers le nord et repousser du même coup notre passage du cap de Bonne Espérance aux calendes grecques.
Après un dernier effort de 150 milles et avant que la mer ne soit plus qu'un déchaînement horizontal d'air et d'eau, nous nous sommes donc glissés nuitamment avec les premières rafales à 40 nœuds sous le vent de cette excroissance miraculeuse d'une dizaine de milles de large. Ouf !
Depuis ce matin, tirant des bords sous mât seul le long du rivage, nous restons « accrochés » à la côte, sous peine d'être projetés « dehors » par les rafales qui atteignent plus de 60 nœuds. Record pour le quart de Pascal avec une pointe à 67 nœuds (125km/h)! Dans les grains, le sommet des vagues est totalement décapité, pulvérisé et l'eau fume sur des centaines de mètres. Le spectacle est magnifique !
Nous ne sommes pas tout seuls à apprécier ce havre de paix relatif ; une dizaine de cargos sont venus jeter l'ancre ainsi que quelques chalutiers sans doute trop loin de leur base.
Devant nous, dans un paysage de moyennes montagnes qui rappelle étonnamment la Terre de Feu, la ville de port Elisabeth, bordurée de plages et de dunes de sable, s'étale sur une quinzaine de kilomètres. A moins d'un mille de nos étraves, les lampadaires d'un terrain de rugby, des cheminées, des hangars, des immeubles, un mac-do, et sûrement quelques bistrots chaleureux !
Derrière le port de commerce, une dizaine de surfeurs jouent dans les vagues provoquées par le ressac écrêté par le vent !
A quelques encablures, là juste derrière la pointe, la mer enfle et le vent se déchaîne.
La hauteur des vagues annoncée pour ce soir est de 11 mètres à 10 milles au large. Encore 24 heures minimum avant que les flots ne s'apaisent.
Planqués dans Algoa Bay, nous sommes bien !
Dominic Vittet