Ils sont entrés en chantier cet hiver dans l'imposant bâtiment de Saint- Philibert, transformé pour l'occasion " en chantier naval ", comme l'explique Loïck Peyron, qui a rejoint l'équipe Gitana au poste de manager général en ce début de saison. Loïck raconte qu'en poussant la porte de l'écurie Gitana il a voulu répondre « à la passion d'un homme, Benjamin de Rothschild » et d'une famille « dont l'empreinte sur le monde de la régate est immense car les Gitana c'est définitivement de l'artisanat de très haute volée. »
On sait que les Suédois, quand ils ne patinent pas, scient des forêts pour en faire de la pâte à papier. Les marins bretons, eux, s'enferment à double tour pendant quatre mois, mais à la différence de l'ours qui ronfle affreusement, le Breton, lui, a le goût des intérieurs bien astiqués. Si bien qu'il démonte et remonte avec une patience d'horloger jurassien des trimarans de 18,24 m qu'il ponce ensuite jusqu'à épuisement. Pour être honnête c'est assez fascinant de voir cette ruche en action. Les flotteurs des bateaux ressemblent alors vraiment à des os de seiche. Au plus fort de cet obscur labeur quarante personnes ont transpiré sur ce chantier. C'est un travail de dépouillement qui exige une incontestable maîtrise. Au fond on ne sait rien de ces grands artistes du composite, de l'hydraulique, de l'accastillage et de l'informatique.
Une fois les bateaux sur l'eau, et confiés respectivement à Frédéric Le Peutrec et Thierry Duprey du Vorsent, les hommes de l'art qui ont travaillé pour certains « non-stop pendant quatre mois », comme le confient les deux skippers, se retirent doucement en fermant la porte derrière eux pour ne pas gêner.
C'est toute la différence avec le monde du bâtiment où chacun sait que le plombier finira par étrangler le peintre qui lui-même finira par électrocuter le chauffagiste. Le monde de la construction maritime s'appuie en revanche sur une efficacité pratique, maniaque et relativement silencieuse.
Loïck Peyron a, comme à son habitude, fait preuve d'une intelligence souple en délégant à Cyril Dardarshti, son second, comme on dit dans la marine, « la direction des opérations ». « Cyril sait naviguer et il sait compter », dit monsieur Peyron ! En rejoignant le Gitana Team, il a également pu mesurer l'ampleur des ambitieux travaux hivernaux : « Chapeau ! L'équipe a fait un travail incroyable sur les deux bateaux. Dans un tel contexte, l'expertise d'un Jean-Jean par exemple, est capitale. Il a le mode d'emploi de Gitana 11, c'est un gain de temps considérable ! ».
Jean Le Huérou, dit Jean-Jean, est originaire de Perros-Guirec. C'est pas le genre de type qui a appris son métier par correspondance. Pour Jean-Jean, 46 ans, si ces bateaux sont pour le profane d'une beauté mystérieuse, c'est tout simplement parce que « notre boulot est de vérifier que tout a été correctement monté. S'agit surtout pas de provoquer de casse dans ces phases assez délicates au cours desquelles on met les bateaux à nu », explique Jean-Jean qui a le génie des préparations.
Jean-Jean, faut bien l'avouer, est un obsédé de la perfection. D'abord il ne s'étale pas et c'est toujours bon signe quand les artistes ne commentent pas leur art. Sont au fond comme ça les acrobates de la construction : on parle quand on a quelque chose à dire. Sinon ? C'est boulot-boulot. Ils sont dans un monde funambulesque et dans ce monde-là on ne cause pas à tort et à travers. Hubert Corfmat, dit Bébert, est tout pareil. C'est le genre d'homme qui se relève la nuit en nage car complètement habité par son métier : « J'ai cru un moment qu'on n'arriverait pas, qu'on ne tiendrait pas les délais. J'ai eu de grosses angoisses », dit-il pudiquement en tirant sur sa clope. Bébert est « chef composite ». Il a travaillé 12 ans avec Loïck du temps de l'aventure Fuji. Bébert, c'est un fournisseur ordinaire de travaux d'exception. C'est un homme purgé de tout lyrisme qui a porté à des sommets, grâce à son talent, l'art de la construction maritime. Mais pour chacun ici il reste Bébert de Carnac et c'est ça qui est beau. On ne pourra citer tous ceux qui se sont décarcassés nuit et jour durant quatre mois. Alors on peut évoquer la silhouette de Daniel Le Digabel, « chargé de la surveillance des structures », un homme doux et blond toujours soucieux d'efficacité pratique. Il y a chez Daniel une économie de mots comme on dit dans les livres pour dire qu'au bout du compte Daniel ne s'attarde pas dans des débats intérieurs. Il faudrait aussi parler de Laurent, originaire de Paimpol, un ancien des multicoques, qui s'occupe aujourd'hui de la logistique. Car le Team Gitana, c'est dix navigants par bateau en Grand Prix et six préparateurs. C'est aussi deux « boat-captain », dont Léopold Lucet, « boat captain » de Gitana 12, jeune homme titulaire d'un diplôme de management sportif qui, un jour, a poussé la porte de l'équipe Gitana et y est resté : « Mon boulot, explique Léopold, est d'être à l'écoute de l'équipe navigante et de transmettre à l'équipe technique les modifications qu'il conviendrait d'apporter au bateau. »
Gitana 11 et Gitana 12, que l'on peut qualifier de faux jumeaux sans craindre de blesser les parents, sont deux bâtiments dont l'architecture tiendrait en somme de deux jardins à la française tant la composition aura demandé sueur et intelligence.
En clair, si l'on cherchait donc à savoir sur quoi reposerait la grandeur maritime de ces multicoques… On dirait simplement que c'est aussi à une poignée de passionnés, à la nature copieuse et qui ont le culte du travail, que l'on doit ce fabuleux spectacle !
Alors merci et bon vent aux faux jumeaux 11 et 12 qui, tout comme les hirondelles autour du clocher, glisseront en flotte dès le lundi 8 mai de Londres à Nice. Après quatre mois de labeur on peut affirmer qu'il s'agit donc, pour le cas qui nous occupe, de la parfaite illustration de la doctrine du travail et de la philosophie des sciences.
Jean-Louis Le Touzet